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Economists sensitive to environmental issues know the history of their discipline quite well, from the Physiocrats to climate and biodiversity economics, going through Jevons's coal question, Marshall's and Pigou's externalities, Hotelling's 1931 model, Coase's theorem to Hardin's tragedy of the commons.
This history of the economics-environment nexus is, however, not the only one to tell. From the Renaissance to the mid-20th century, many others -- economists, naturalists and social theorists -- examined the relations between economic and natural dynamics, by formulating proposals that have largely been forgotten. Those ideas, including Linnaeus's economy of nature, Goethe's natural philosophy, French and British sanitary reformism, Russian and Soviet ecology, Popper-Lynkeus's dual theory or 1920s-1930s American land economics, deserve to be rehabilitated at a time when we seek for solutions to the current ecological crisis.
KLI fellow Marco P. Vianna Franco and coauthor Antoine Missemer offer a new historical account in their recent book, A History of Ecological Economic Thought.
Their blog post, below, was initially published in September 2022 at the Chroniques de l'anthropocène, which is a part of The Other Economy initiative. Alain Grandjean has kindly agreed for us to repost the post in full for the audience of the KLI.
Pour une autre histoire des rapports économie-environnement
Ce post fait suite à la publication de l’ouvrage ‘A History of Ecological Economic Thought’ (Routledge, 2022 [2023]), disponible en version reliée et e-book.
Les économistes sensibles aux enjeux environnementaux connaissent pour la plupart assez bien l’histoire de leur discipline, des Physiocrates au XVIIIe siècle à l’économie du climat et de la biodiversité au XXIe siècle.
Ils retiennent des économistes classiques David Ricardo (1817) et Thomas R. Malthus (1796) une théorie de la rente foncière et un principe de population restés fameux comme premières alertes des limites exercées par la nature sur les activités économiques, en particulier agricoles. Ils se souviennent également de W. Stanley Jevons (1865) examinant, au cœur de la Révolution industrielle, la dépendance excessive de l’économie britannique au charbon, combustible fossile promis à une raréfaction qui conduira, tôt ou tard, à une explosion des coûts énergétiques. Ils ne sont pas avares de louanges pour Alfred Marshall (1890, 1919) et Arthur C. Pigou (1920), les deux Cambridgiens à l’origine de la notion d’externalités – ces effets (in)désirables des actions de certains agents économiques sur d’autres (ex : pollution), non pris en compte par les marchés. Ils n’ignorent pas non plus les contributions de Harold Hotelling (1931) à l’analyse des ressources naturelles épuisables, ou encore la fameuse « tragédie des communs » du personnage controversé car notoirement eugéniste Garrett Hardin (1968). Ils ne manquent pas d’enseigner les contributions importantes des années 1970 à l’économie de l’environnement alors en cours d’institutionnalisation, du modèle de croissance de Solow-Stiglitz (1974) à la règle de Hartwick (1977) de recyclage de la rente issue de l’exploitation des ressources naturelles. Ils reconnaissent à Elinor Ostrom (1990) des travaux importants sur la gestion des biens communs, échappant au marché tout comme aux régulations publiques.
Deux visions, deux histoires
Cette histoire des rapports économie-environnement – seuls quelques jalons ont été ici rappelés – met essentiellement en scène des contributions où systèmes socio-économiques d’une part, et milieux naturels d’autre part, interagissent sans se confondre. Le travail de l’économiste revient alors à envisager les tensions pouvant naître de ces interactions ponctuelles : quand les ressources énergétiques viennent à manquer, quand le changement climatique se fait impérieux, quand des marais noires viennent perturber des écosystèmes marins et littoraux, etc. on fait appel à l’économiste pour contribuer à l’élaboration de solutions idoines.
Cette vision des rapports entre activités économiques et environnement naturel n’est pourtant pas la seule envisageable, ni peut-être même la plus adéquate face aux défis écologiques qui se présentent aujourd’hui devant nous. Alternativement, une vision plus imbriquée et dynamique peut être proposée, selon laquelle on ne peut comprendre les activités humaines qu’en tenant compte de leurs contingences matérielles et énergétiques, elles-mêmes évolutives. Penser l’économie requiert alors de se référer aux enseignements des sciences naturelles (biologie, thermodynamique, science du climat, écologie, etc.) et d’imaginer la satisfaction des besoins humains dans un cadre respectueux des dynamiques écologiques. Le travail de l’économiste n’est alors plus de réagir à des problèmes environnementaux ponctuels, mais d’intégrer pleinement et durablement la nature aux raisonnements économiques, en amont, in situ et en aval des activités de production, de distribution et de consommation des richesses.
Cette seconde vision des rapports économie-environnement a elle aussi une histoire, une histoire restée jusque-là méconnue car en dehors des sentiers battus. Du XVIIIe siècle au moins jusqu’à l’avènement des enjeux environnementaux dans le débat public à partir des années 1960-1970, de nombreuses propositions, théories et grilles d’analyse ont été élaborées par des économistes, naturalistes ou théoriciens sociaux, en particulier en Europe et en Amérique du Nord – même s’il est fort à parier qu’on en trouverait des traces encore plus significatives ailleurs dans le monde – avec l’ambition d’envisager des modèles économiques que l’on qualifierait aujourd’hui de plus respectueux de l’environnement.
Explorer l’histoire des alternatives
Certains épisodes de cette histoire ont été partiellement documentés. C’est le cas de l’économie de la nature de Linné au XVIIIe siècle, récemment remise au goût du jour par Alain Deneault (L’Économie de la nature, Lux, 2019), Linné ayant cherché à articuler histoire naturelle et économie politique en situant précisément l’humain dans le grand ordonnancement du vivant. C’est le cas également des travaux des années 1930-1940 de l’écologue américain Aldo Leopold, connu des philosophes pour avoir développé une éthique de la terre (land ethic) permettant de responsabiliser citoyens et consommateurs face à la dégradation des écosystèmes.
Beaucoup d’autres épisodes de cette histoire sont néanmoins restés jusque là dans l’ombre. Rares sont ceux, en particulier parmi les économistes, qui savent que l’écrivain de langue allemande Goethe a par exemple contribué, au tournant du XIXe siècle, à des études économiques sur les ressources en eau (Wasserwirtschaft) en milieu minier, examinant à la fois la circulation des flux hydrauliques et leurs implications monétaires et financières, pour l’exploitant comme pour le régulateur. Rares sont ceux, également, qui connaissent les travaux en comptabilité nationale du célèbre chimiste français Lavoisier (1791), suggérant que le principe de conservation de la matière pourrait, peut-être, s’appliquer aussi dans le monde économique, avec une nécessaire équivalence entre consommation et production.
L’histoire des XVIIIe, XIXe et XXe siècle est ainsi jonchée de contributions souvent absentes des récits habituels. C’est d’autant plus dommage que ces divers travaux constituent autant de sources d’inspiration pour bâtir un système économique différent de celui qui a conduit aux désastres écologiques d’aujourd’hui.
Énergie et agro-écologie
La science de l’énergie, ou énergétique, a constitué l’un des thèmes structurants de cette histoire alternative. Dès le XIXe siècle, au moment où physiciens et thermodynamiciens se sont mis à explorer les propriétés de la chaleur et du mouvement, certains théoriciens sociaux n’ont pas manqué de poser leur regard sur la question de l’énergie dans les systèmes économiques. Dans le monde germanique en particulier, Rudolf Goldscheid et plusieurs contributeurs aux Annalen der Naturphilosophie de Wilhelm Ostwald mirent en évidence la tendance générale des activités humaines, individuelles comme collectives, à pousser pour le meilleur usage de l’énergie. L’organisation des grandes manufactures trouverait là sa profonde explication : maximiser l’usage de l’énergie pour produire le plus de biens possible. Quant à la finalité même de l’économie, elle serait à redéfinir : si l’énergie est l’unité de base de la vie économique, les besoins physiologiques essentiels (nourriture, chauffage, etc.) devraient toujours avoir la priorité sur la production de biens superflus, énergivores et peu utiles socialement.
Dans son exploration des racines de l’économie écologique, courant moderne et interdisciplinaire né à la fin des années 1980, Joan Martinez-Alier (Ecological Economics – Energy, Environment and Society, Basil Blackwell, 1987) évoquait déjà de nombreux penseurs socio-énergétistes du tournant du XXe siècle tels Sergueï Podolinsky, Patrick Geddes ou encore Frederick Soddy. Mais au-delà de ces quelques figures isolés, force est de constater que la centralité des flux énergétiques dans les systèmes économiques a occupé d’importants groupes de chercheurs, tout au long de l’histoire industrielle.
En sus de l’énergie, un autre grand thème parsemant l’histoire alternative des rapports économie-environnement a été celui de l’agriculture, plus précisément du développement de méthodes agro-écologiques avant l’heure.
Au milieu du XIXe siècle, le penseur socialiste Pierre Leroux a ainsi mis au point une théorie dite du circulus, explorant la circulation des nutriments chimiques entre sol, organismes vivants et atmosphère. Pour Leroux (1853), il devait être possible de recycler les eaux urbaines et toute sorte de fumier (y compris humain) pour produire d’abondantes quantités de nourriture sans faire appel à des intrants artificiels, alors en développement suite aux travaux de Liebig. Ce recyclage et cette fertilisation naturelle des sols avaient, selon Leroux, toutes les chances de servir de levier d’émancipation pour les populations les plus pauvres, appelées à ne plus dépendre du salariat pour assurer leur subsistance, et pouvant ainsi se libérer des carcans de l’urbanisation et de l’industrialisation massives.
C’était aussi pour Leroux une réponse radicale aux thèses de Malthus : les responsabilités en matière de misère humaine n’étaient pas à trouver du côté des limites naturelles mais plutôt des institutions socio-économiques. Il était ainsi question, dès le milieu du XIXe siècle, d’une agro-écologie circulaire, locale, possiblement transformatrice de l’ensemble du système économique.
Quelques décennies plus tard, aux Etats-Unis en particulier, c’est la question des espèces auxiliaires (ex : insectes pollinisateurs, oiseaux régulateurs de parasites) qui s’est mise à occuper les esprits. Dans les années 1880, l’écologue Stephen A. Forbes a ainsi mis au point une « économie biologique » destinée à étudier les interactions entre espèces sauvages et activités humaines en milieu agricole, avec des exercices de valorisation monétaire assez sophistiqués des services rendus par les oiseaux (et d’autres animaux) aux agriculteurs et horticulteurs. Forbes affirmait par exemple que si l’on parvenait à accroître la présence et l’efficacité des oiseaux dans les cultures de 5%, on ajouterait à la richesse nationale plusieurs millions de dollars, en raison des pertes évitées grâce à la disparition des parasites. L’économie de la biodiversité et des services écosystémiques telle que nous la connaissons aujourd’hui a donc d’illustres précédents.
Une autre théorie économique ?
Ces exemples peuvent laisser croire que l’histoire alternative des rapports économie-environnement a été l’œuvre de penseurs en marge de la discipline économique. Certes beaucoup d’entre eux n’étaient pas économistes au sens strict. Ils étaient chimistes, physiciens, écologues, biologistes, sociologues, politistes parfois, avec un intérêt prononcé pour les activités de production et de consommation de richesses.
Réduire cette histoire alternative à une histoire hors-les-murs de l’économie serait pourtant réducteur.
En témoignent les contributions de George S. Wehrwein, économiste américain des années 1920-1940, à l’initiative avec Richard T. Ely et Mary L. Shine du land economics, discipline attachée à l’étude des questions foncières et agricoles. À l’université du Wisconsin, Wehrwein menait des travaux à l’intersection des préoccupations écologiques dites conservationnistes et du mouvement institutionnaliste, alors dominant aux Etats-Unis et caractérisé par une attention forte portée à l’articulation entre théorie et empirie, pour éclairer la décision publique. Pour Wehrwein (1941), tout économiste intéressé par les questions foncières ne pouvait faire l’économie de connaissances biologiques et écologiques approfondies, en pleine conscience de l’impact des êtres humains sur leur environnement.
De là même une remise en cause de certains principes canoniques de la discipline économique, à l’instar de la main invisible d’Adam Smith censée aligner les intérêts privés sur l’intérêt public. Dans un article de 1939, Wehrwein écrivit ainsi : « quelque soit la validité générale de cette philosophie elle échoue dans la gestion raisonnée des ressources naturelles » (p. 432).
C’est là une caractéristique de cette histoire alternative des rapports économie-environnement : elle offre des contrepoints à plusieurs propositions théoriques importantes de l’analyse économique. On le voit pour la main invisible de Smith ; on pourrait citer également l’idéaltype de l’homo-œconomicus ou encore la préférence pour le présent, deux outils abondamment utilisés par les économistes et remis en cause par Thorstein Veblen – autre jalon de cette histoire – dans ses travaux du tournant du XXe siècle croisant biologie et économie.
D’hier à aujourd’hui
En définitive, cette histoire alternative des rapports économie-environnement nous rappelle qu’à l’heure d’inventer une nouvelle économie au XXIe siècle à même de relever les défis écologiques de notre temps, nous ne partons pas d’une page blanche. Il a existé depuis le XVIIIe siècle au moins, dans le contexte des économies industrielles occidentales, des idées et des propositions, parfois iconoclastes, visant à mettre en musique des modes de développement, ou tout du moins des modes de satisfaction des besoins humains, plus respectueux des milieux naturels. L’autre économie qu’il convient aujourd’hui de bâtir peut donc trouver des racines robustes sur lesquelles s’appuyer.
Pour en savoir plus:
Vianna Franco, M. P. & Missemer, A. (2022 [2023]). A History of Ecological Economic Thought. Londres & New York : Routledge, 200 pages.
Version reliée : https://www.routledge.com/9780367363925